« exclure de l’Agessa les directeurs de collection […] c’est surtout la volonté affirmée d’inscrire l’édition dans la logique (ou plutôt l’absurdité) générale de la production commerciale et de l’entreprise. »
Voici l’étrange conclusion d’une tribune publiée dans le Monde du 19 décembre1. Celles que le Ministère de la Culture appelle « les industries culturelles » ne seraient en fait pas des entreprises ? Elles ne feraient pas non plus de commerce ? Il faudrait donc croire que l’édition n’est que liberté, poésie et création ? Qu’on n’y parle jamais d’argent, de fusion-acquisition ou de cotisations sociales ?
Pourtant, c’est bien ce dernier sujet qui a mis le feu aux poudres. En effet, l’Agessa, en charge de la sécurité sociale des auteurs, a mis fin à une dérive qui avait consisté pour les maisons d’édition à rémunérer de plus en plus de directeurs de collection en « droits d’auteur ». Face à cette décision, le SNE, Syndicat National de l’Édition, qui représente les grands groupes d’édition, fort d’un chiffre d’affaire de 2,5 milliards d’euros annuel, avait saisi le Conseil d’État pour faire casser cette décision. Mal lui en a pris, puisque la plus haute cour de justice administrative a confirmé la légitimité de ce rappel à l’ordre du Code du travail2.
Mais pourquoi les maisons d’édition s’étaient-elles crues autorisées à payer en droits d’auteur ce travail de directeur de collection ? La tribune du Monde nous dit qu’un « directeur de collection est un éditeur qui, par son goût personnel, donne aux livres qu’il sollicite auprès des auteurs contactés (aguerris ou débutants) une couleur particulière. » En quoi cette couleur particulière est-elle une contribution d’auteur ? N’est-ce pas le rôle même d’une maison d’édition de choisir des livres en fonction de ses goûts, de cette couleur particulière ? Créer une collection autour d’une idée forte, c’est une création, sans aucun doute. Mais le droit d’auteur ne protège pas les idées3, seules le sont les œuvres réalisées. De même, le droit d’auteur ne protège pas les interventions techniques4 sur une œuvre. Rémunérer en droits d’auteur un éditeur nécessiterait donc de considérer qu’en inventant sa collection, le directeur de collection est de fait co-auteur des livres qu’il y publie. S’il on suit ce raisonnement, l’éditeur devrait donc apparaître à ce titre sur les contrats d’édition ou les couvertures des ouvrages. Mais le SNE lui-même n’a jamais osé aller aussi loin, car il sait très bien que ce serait un abus manifeste, une atteinte aux droits moraux et patrimoniaux des auteurs sur leur œuvre. Surtout, le SNE sait très bien que ce serait une attaque sans précédent contre le droit d’auteur tel que défendu par le Code de la propriété intellectuelle.
Reste une possibilité, une exception dans certains cas qui n’aurait jamais dû devenir une règle pour de nombreux travailleurs de l’édition. En dehors du « pur » droit d’auteur tiré de l’exploitation de leurs œuvres, les auteurs et autrices peuvent aussi toucher des revenus dit « accessoires » sous le même régime social et fiscal. La circulaire de 2011 en définit la courte liste et les montants maximum5. La philosophie derrière les revenus accessoires est de permettre à des auteurs et autrices de ne pas multiplier les régimes et d’asseoir leur métier dans le temps, avec un même mode de rémunération. Il paraît très légitime, sur ce principe, qu’un auteur, puisse déclarer ses revenus de direction littéraire en « connexes » tant qu’ils restent dans des proportions raisonnables et que son statut d’auteur est clairement identifié6. Cette position est défendue par la Ligue des auteurs professionnels dans les négociations actuelles sur les revenus « connexes »7, sachant qu’elle a proposé en parallèle un modèle de statut professionnel à la Mission Bruno Racine8.
Quelle était la réalité des pratiques de l’édition ? De plus en plus souvent, les directeurs de collection étaient payés en droits d’auteur alors qu’ils étaient surtout, voire uniquement, éditeurs. Pourquoi, alors, les maisons d’éditions ne les employaient-ils pas en tant que salariés ? Surtout quand ils travaillaient pour elles l’équivalent d’un mi-temps, voire bien plus ? Et qu’il y avait un lien de subordination avéré ? La raison principale est loin d’être reluisante : parce que cela a beaucoup plus d’avantages pour l’employeur de faire travailler un auteur plutôt qu’un salarié.
Un auteur ne signe pas de contrat de travail, et n’est pas du tout protégé par le droit du travail. Il est donc, entre autres, « licenciable » sans autre forme de procès. Ensuite, économiquement, il n’y a aucune rémunération minimum qui s’applique, aucun SMIC horaire. Enfin, socialement, l’employeur ne doit s’acquitter que de 1.1% de « cotisation diffuseur », bien que la loi de 1975 qui avait créé le régime de sécurité sociale des auteurs ait prévu originellement que cette contribution devait compenser l’équivalent des cotisations patronales salariales9.
Que fera un patron, si on lui offre le choix entre embaucher en CDI et payer entre 25 % à 42 % de charges et ne pas avoir à embaucher et ne payer que 1% de charges ? 10 On comprend que le SNE défende bec et ongles cette liberté de choix…
Les dérives autour de la rémunération des directeurs de collection sont le symptôme de l’ubérisation du secteur de l’édition. Le prix de la pseudo-indépendance des travailleurs de l’édition se traduit le plus souvent par des travailleurs précaires, corvéables à merci, qu‘on remercie au premier mot de travers ou soubresaut économique. Cela se traduit par l’absence de droit au chômage, par une incertitude majeure sur son avenir, par des carrières discontinues et par des pensions de retraite misérables à la fin…
Tout cela, les auteurs et autrices aujourd’hui ne le connaissent que trop bien. C’est ce qui fait d’eux des travailleurs ultra-précaires. Et on voudrait nous faire croire qu’il faudrait se battre pour que les directeurs de collections accèdent à ce statut catastrophique ? Tout cela pour que les maisons d’édition fassent des économies ? Pour qu’elles puissent continuer à produire au plus bas coût possible toujours plus de livres ?
Ce que demandent aujourd’hui les auteurs à leurs maisons d’édition ce n’est pas qu’elles étendent à leur personnel la précarité propre aux auteurs et aux autrices. Au contraire, dans leur situation complexe, les auteurs et autrices ont besoin d’avoir en face d’eux des interlocuteurs fiables, protégés, stables, disponibles, non surchargés de travail. Beaucoup d’auteurs croient encore au rôle des éditeurs et à tout ce qu’ils peuvent apporter aux livres. Au lieu de chercher en permanence à faire des économies sur tout le monde, il y a vraiment urgence à ce que les maisons d’édition donnent les moyens à leurs employés de bien travailler.
Aujourd’hui, les directeurs et directrices de collection qui ne sont pas auteurs sont donc dans un flou total : que va-t-il advenir de leurs contrats, qui sont, de fait, illégaux ? La responsabilité de cette insécurité juridique incombe à leurs employeurs. Il est indispensable que tous ceux qui travaillent exclusivement pour une maison d’édition puissent obtenir un contrat de travail de celle-ci. Il est indispensable que les autres, qui vont devenir indépendants, obtiennent une hausse de rémunération leur permettant de couvrir complètement celle de leurs cotisations sociales. Si ce n’était pas le cas, nous ne pouvons que leur conseiller de s’organiser collectivement. Ils nous trouveront à leurs côtés pour les défendre.
Vive les directeurs et les directrices de collection !
Notes
1« Qu’est-ce qu’un directeur de collection ? », tribune de René de Ceccatty, écrivain, traducteur et directeur de collection. Parue dans Le Monde du 18 décembre 2019
Cf. https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/18/livres-qu-est-ce-qu-un-directeur-de-collection_6023307_3232.html
2Conseil d’État, 21 octobre 2019, décision n° 424779
Cf. https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2019-10-21/424779
3Cour de cassation, Chambre civile 1, 22 juin 2017, 14-20.310 : « les idées étant de libre parcours »
Cf. https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000035004808
4Cour de cassation, Chambre civile 1, 29 mars 1989, 87-14.895 : « la cour d’appel l’a débouté de cette prétention au motif que sa “prestation personnelle” constituait “la mise en œuvre d’une technique” et non la création intellectuelle »
Cf. https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000007088008
5Cf. http://circulaires.legifrance.gouv.fr/pdf/2011/02/cir_32606.pdf
6Les craintes de la Direction de la Sécurité Sociale d’une nouvelle dérive sont néanmoins réelles. C’est une des nombreuses raisons qui font que la Ligue des auteurs professionnels pense qu’il est crucial de construire un statut professionnel de l’auteur permettant d’encadrer leurs activités créatives sans pour autant venir en contradiction du droit du travail.
7Dans le cadre des négociations actuelles, la question du périmètre des revenus connexes se pose, et doit donc être délimité de sorte à se conformer à la réalité des pratiques créatives, sans que le droit d’auteur ne soit un outil de contournement des cotisations sociales des employeurs.
8Cf. https://ligue.auteurs.pro/2019/07/25/la-ligue-remet-les-resultats-de-ses-travaux-a-la-mission-racine/
9Loi n° 75-1348 du 31 décembre 1975, article III :« Le financement des charges incombant aux employeurs au titre des assurances sociales et des prestations familiales est assuré par le versement d’une contribution par toute personne physique ou morale, y compris l’État et les autres collectivités publiques, qui procède, à titre principal ou à titre accessoire, à la diffusion ou à l’exploitation commerciale d’œuvres originales relevant des arts visés par le présent titre. Cette contribution est calculée selon un barème tenant compte notamment du chiffre d’affaires réalise par ces personnes à raison de la diffusion ou de l’exploitation commerciale des œuvres des auteurs, vivants ou morts, ou de la rémunération versée à l’auteur lorsque l’œuvre n’est pas vendue au public.
Elle est recouvrée comme en matière de sécurité sociale par l’intermédiaire d’organismes agréés par l’autorité administrative qui assument, en matière d’affiliation, les obligations de l’employeur à l’égard de la sécurité sociale. Conformément aux dispositions du paragraphe VI ci-dessous, cette contribution permet de financer les dépenses du régime qui ne sont pas couvertes par les cotisations des personnes mentionnées à l’article L. 613-1. »
Cf. https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000000889242&pageCourante=00188
10Les directeurs de collections ne sont pas les seuls concernés par ces abus. Par exemple, correcteurs, correctrices et journalistes luttent de longue date contre ces pratiques qui détruisent leurs droits sociaux.
Cf. https://www.actualitte.com/article/monde-edition/les-editions-berger-levrault-condamnees-par-les-prud-hommes/69046