Un parcours de “la précarité maîtrisée” ravagé par le Covid-19

Publié le 20 avril 2020

Par Betty Piccioli

Écrivaine

Secrétaire générale de la Ligue des auteurs professionnels

Cela fait six ans que j’écris des livres. Pendant les premières années, j’ai eu un « vrai métier », j’ai construit une autre carrière, stable, mais qui ne me correspondait pas. J’étais terrifiée à l’idée du saut dans le vide que nécessitait ma passion pour l’écriture. Je savais que si je voulais en faire mon métier, comme je le ressentais au plus profond de mes tripes depuis l’enfance, j’allais devoir faire de nombreux sacrifices.

Et pourtant, j’ai sauté par-dessus celui que j’ai rebaptisé « Gouffre de la précarité maîtrisée » il y a 2 ans. J’attends toujours l’atterrissage. Pas sûre qu’il ait lieu en pleine crise du Covid-19.

Débuter : la lucidité face aux difficultés du métier

Avant d’être publiée, on se dit toujours que le plus dur, c’est de trouver la maison d’édition qui voudra de votre premier livre. C’est vrai en un sens : les éditeurs cherchent des auteurs et autrices déjà professionnalisés, avec un regard critique sur leur propre travail, des capacités d’adaptation, qui savent communiquer, se présenter… Autant dire que le travail à fournir avant la première publication est colossal. Pour ma part, il m’a pris toutes mes soirées et tous mes week-ends pendant 3 ans.

Pourtant, à moins d’un best-seller, votre premier livre n’est qu’une ligne dans le catalogue de votre maison d’édition, qui doit produire de plus en plus de titres chaque année pour ne pas couler dans un marché ultra-concurrentiel devenu fou. J’ai vendu un peu plus de 2000 exemplaires de mon premier roman en 18 mois, et il m’a rapporté en tout et pour tout 3000 €. C’est déjà mieux que la plupart des premiers livres.

Je savais que si je voulais écrire et publier d’autres livres, je n’allais pas pouvoir continuer à le faire en ayant un autre travail à côté. Car en réalité, je cumulais deux métiers à temps complet. Il me fallait choisir entre métier alimentaire sécurisant, et métier passion précaire. J’ai fait mon choix en pleine conscience.

Alors, quand j’ai décidé de sauter par-dessus le gouffre, je me suis équipée pour le faire au mieux. Je me suis lancée, avec une stratégie très précise, comme un entrepreneur qui monte son projet, parce que j’ai toujours traité ce métier avec exigence : on ne vit pas de l’écriture que par accident ou par chance. Je me suis donné deux ans pour voir si ce projet était viable. 730 jours.

Mes semaines d’indépendante ont commencé à trouver leur rythme, entre écriture pure, démarches administratives, envois de mes manuscrits aux éditeurs, formations professionnelles avec la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, construction d’un réseau solide, prospect dans les grands salons littéraires parisiens. Faire de l’écriture son métier, ce n’est pas juste écrire : il y a tout le reste autour, qui prend bien plus de temps qu’on le pense.

La première année a été comme une longue traversée du désert : douloureuse et inquiétante. L’impression tenace qu’on n’y arrivera jamais, la culpabilité corrosive à chaque journée passée sans écrire, la solitude, souvent. Mais il me fallait m’accrocher, la suite serait meilleure, je le savais. Et j’avais en partie raison.

Construire une carrière d’écrivain : entre patience et angoisse

Au cours de cette première année, j’ai très vite compris que les calculs autour de ma précarité maîtrisée n’étaient pas bons. Vivre de l’écriture avec les conditions actuelles proposées aux auteurs et autrices relève du défi : des avances sur droits d’à peine quelques milliers d’euros et des pourcentages de 5 à 8 % par livre vendu, une seule fois par an à la reddition des comptes. Pourtant, j’ai commencé à signer des contrats et j’ai travaillé tous les jours, en sachant qu’au moindre coup dur, le statut (bricolé) d’artiste auteur ne donne droit à aucune ouverture de droits au chômage.

Même en ayant écrit des livres sous contrat d’édition à plein temps, à la fin, vous n’avez le droit à rien. Il n’y a pas de filet de sécurité, de droit à l’erreur quand on est écrivain : il suffit de tomber malade, d’avoir un accident, de vivre un événement familial imprévu ou qu’une crise touche le pays pour tout perdre.

Alors par précaution, j’ai lancé ma microentreprise dans l’événementiel, pour avoir un complément de revenus. Et puis j’ai fait comme beaucoup d’auteurs et autrices, notamment en jeunesse, qui survivent grâce à des contrats de commande (écrire un livre à la demande d’une maison d’édition sur une licence de jeu vidéo par exemple). Au bout d’un an et grâce au bouche-à-oreille, j’ai obtenu 3 contrats avec de grosses maisons d’édition, pour des projets de « livre dont vous êtes le héros ».

En parallèle, les lignes lancées pour mes propres romans ont commencé à mordre. J’ai pu signer 2 contrats d’édition pour 2 de mes romans. Nous étions en janvier 2020, et mes calculs me permettaient d’être optimiste : avec 6 livres qui sortiront entre avril 2020 et mars 2021, si je travaillais sans prendre un seul jour de vacances jusqu’au mois d’octobre, je pouvais tenir financièrement sur les réserves construites avec mes avances sur droits, et ce jusqu’au printemps 2021.

Il me suffirait de signer au moins un autre contrat d’ici là, et des mois de survie s’ajouteraient aux précédents. Un calcul très simple, bien qu’angoissant : celui de la précarité maîtrisée. Mais c’était sans compter sur un imprévu de taille… mondiale.

Un grain de sable dans l’engrenage de la précarité maîtrisée

En avril 2020, sur le papier, j’ai déjà réussi : mes droits d’auteur sont en augmentation constante par rapport à la même période l’an dernier. J’ai signé 5 contrats en l’espace de 4 mois, dont 2 pendant le confinement. Mais, si vous avez bien suivi ma démonstration jusqu’ici, vous vous êtes aperçu de quelque chose de fondamental : tout ceci est le fruit de 2 années complètes d’efforts.

La situation actuelle est catastrophique pour le monde du livre : les librairies sont fermées, la vente de livres très fortement diminuée, les maisons d’édition sont fortement impactées. Forcément dans ces conditions, il serait suicidaire de publier des livres fantômes, voués à l’échec commercial, car incapables de trouver leur public. La sortie de mon livre prévue pour avril 2020 a donc été repoussée à juin, ce qui repousse d’autant le montant des droits d’auteurs que je percevrai dessus…

Si j’en perçois, car dans cette conjoncture, jusqu’où iront les impacts de la crise ? Peut-on vraiment prétendre qu’une fois le confinement terminé, tout reprendra comme avant économiquement ?

Les ventes de mon livre suivant, qui sort en août 2020, seront aussi impactées. Quant à l’un de mes contrats de commande, la difficulté d’organisation due au confinement repousse la sortie du livre de 6 mois. D’ailleurs, dans cette situation économique catastrophique, quel groupe éditorial va me signer d’autres commandes, pourtant essentielles à ma survie, dans les mois à venir ?

Que dire des festivals, salons littéraires annulés ? Si certains maintiennent une rémunération des auteurs pour des conférences qui n’auront pas lieu, comment comptabiliser toutes les ventes perdues, les dédicaces non effectuées, les rencontres avec le public, le « réseautage » avec ses pairs, tous indispensables pour la construction d’une carrière naissante ?

Vous le voyez, le château de cartes de ma précarité maîtrisée s’effondre. Heureusement, le Gouvernement a réagi et mis en place des fonds d’urgence, je me sentais rassurée. J’ai très vite déchanté en comprenant leur nature.

Aide d’urgence aux indépendants : les jeunes auteurs dans l’impasse

Le bricolage gouvernemental des aides d’urgence, qui met les artistes auteurs, souvent oubliés, dans diverses cases, ne me concerne pas. Officiellement, pour prétendre à l’une de ces aides, dont la gestion est éclatée entre plusieurs organismes, il faut avoir généré des revenus en 2019 et justifier une perte de 50 % en 2020. Mais comme je suis au début de ma carrière, mes fragiles revenus augmentent entre 2019 et 2020.

Également, le fonds d’urgence géré par la SGDL est ultra-excluant : il faut par exemple avoir publié 3 ouvrages au moins pour y prétendre. J’ai de nombreux contrats d’édition signés, je travaille, mais il s’écoule souvent entre neuf mois et un an entre la signature du contrat et la sortie d’un livre.

Tous les jeunes auteurs et autrices du livre sont donc exclus des dispositifs transversaux et spécifiques. Le message qu’on nous renvoie est simple : n’est auteur que celui qui a déjà une carrière derrière lui, et pas celui qui est en train de la construire. Et le perfide critère de la perte de revenus laisse penser que, si en mars et avril 2020 nous n’avons rien perdu par rapport à 2019, parce que 0 + 0 ça fait toujours 0, c’est que nous ne sommes pas à plaindre.

Mais je ne demande pas qu’on me plaigne. Je ne demande pas que ma précarité soit si désespérante que l’État décide que oui, je suis bien en train de crever avec la gueule assez ouverte. Je demande que les métiers de la création soient reconnus comme suffisamment importants à la vie culturelle de la nation pour que l’État décide de nous protéger, collectivement, comme l’a par exemple décidé l’État allemand en versant une aide de 5000 € à tous les indépendants, dont les artistes auteurs, dès le début de la crise.

Comme l’a décidé le Canada en intégrant les artistes auteurs aux dispositifs transversaux, en distinguant les revenus issus du travail créatif des revenus bien plus aléatoires et imprévisibles liés aux redevances que leur versent quand bon leur semble les diffuseurs de leurs œuvres. Mais au Canada comme en Allemagne, les artistes auteurs ont un statut professionnel : ils sont reconnus comme des travailleurs.

Je demande que l’ébranlement qu’engendre cette crise dans nos carrières, qui n’est pas quantifiable et ne le sera probablement jamais vraiment, soit pris au sérieux, quelle que soit notre avancée dans celle-ci. Je travaille, participe à une industrie, la crise a des impacts sur mon activité, et je veux que l’État le reconnaisse.

En France, les artistes auteurs ne disposent malheureusement pas d’un statut qui les protège et dessine les contours de leurs professions aux yeux de la loi. La Ligue des auteurs professionnels, dont je suis administratrice, milite pour un véritable statut professionnel, et notamment avec l’idée de permettre aux jeunes s’inscrivant dans une démarche de professionnalisation d’être intégrés au régime, en prenant en compte d’autres critères que le revenu par nature fluctuant, mais surtout différé dans le temps, du fait du droit d’auteur.

C’est une proposition retenue par le rapport Racine, dont les conclusions plus que pertinentes et salutaires sont pour l’heure enterrées par un ministre de la culture qui avait pourtant promis de remettre les artistes auteurs « au centre » des politiques culturelles. Ce refus d’identifier la profession a des conséquences très concrètes sur nous, dès aujourd’hui : l’État ne parvient toujours pas à savoir qui nous sommes, ni comment nous venir en aide efficacement sans rupture d’égalité.

On ne construit pas l’avenir d’une profession en excluant de fait toute personne qui y commence son parcours. Une jeune génération de créateurs et créatrices est là, elle représente les voix et les œuvres de demain. Nous avons fait le choix de nous lancer dans des carrières incertaines, mais qui deviennent impossibles tant notre travail est nié. J’aimerais que le Gouvernement, le ministre de la Culture, mais aussi le Centre National du livre, s’en souviennent et ne nous abandonnent pas.

 

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