Je suis écrivain

Publié le 3 juillet 2018

Par Erik L'Homme

Écrivain

Fondateur de la Ligue des auteurs professionnels

Je suis écrivain. C’est-à-dire, selon une définition arbitraire, que j’ai publié au moins deux livres à compte d’éditeur. Mais écrivain, c’est aussi beaucoup moins et beaucoup plus que cela.

Beaucoup moins, car contrairement aux acteurs salariés de la culture et aux intermittents, les écrivains n’ont aucun statut, ils n’existent pas au regard de l’administration et c’est à la fois la source et le cœur des problèmes auxquels ils sont aujourd’hui confrontés.

Beaucoup plus, car le métier d’écrivain est une entreprise totale qui engage au-delà de l’acte d’écrire et met en branle l’être tout entier.

Je sais depuis longtemps que la littérature sera la grande affaire de ma vie. Enfant, je rêvais d’être magicien et j’ai vite compris qu’écrire était un moyen de faire de la magie. Quelques signes mis bout à bout suffisent à déclencher des émotions, des réactions chez celui qui les lit. À l’emporter dans des voyages immobiles.

Parce qu’un écrivain puise dans son existence la matière principale de son œuvre, je me suis très tôt efforcé de multiplier les expériences de vie, frottant mes fonds de pantalon sur les bancs de l’université, courant le monde en vagabond, renflouant les caisses, quand elles étaient vides en exerçant tour à tour différents métiers.

Cette dynamique, toute cette tension, ces galères choisies et assumées n’ont jamais servi qu’un objectif : écrire un jour des livres.

J’ai publié mon premier roman il y a une vingtaine d’années et j’ai rapidement réussi à en vivre, grâce à quelques succès en littérature jeunesse et malgré des droits d’auteur trop bas que venaient heureusement compenser les chiffres de vente.

Car les chiffres vont avec les lettres, hélas, quand les mécènes n’existent plus et qu’on ne peut compter sur la bienveillance d’une famille fortunée. Pour pouvoir se consacrer à ses livres, un écrivain doit en vendre un minimum – c’est-à-dire beaucoup.

En littérature jeunesse, mes droits commencent entre 6 et 8 % du prix du livre grand format hors taxe (5 ou 6 % pour les poches), en littérature adulte à 10 % (les pourcentages peuvent évoluer en fonction des seuils de vente, selon le contrat signé). C’est-à-dire que lorsqu’un lecteur achète un de mes romans jeunesse 10 euros, je touche entre 55 et 75 centimes.

Un écrivain perçoit généralement ses droits une fois par an, sans qu’il lui soit possible, avant l’avis de virement, de connaître la somme qu’il va toucher – ce qui rend toute projection fortement aléatoire.

Il lui faut ensuite penser aux impôts, comme tout le monde, mais aussi aux cotisations sociales et à la complémentaire retraite obligatoire.

Ma foi, l’un dans l’autre comme on dit, une année bonne, l’autre médiocre, la suivante moins mauvaise, je m’en suis jusqu’à présent bien sorti. La précarité financière, l’incertitude quant à la réception par l’éditeur et le public d’un texte dans lequel on investit du temps et de l’espoir, les angoisses propres aux créatifs, tout cela je l’accepte comme le juste prix à payer pour ma liberté d’écrivain, maître de mon œuvre et de mes journées.

La règle du jeu, en quelque sorte.

Pour être franc, j’ai vécu une belle décennie, une sorte d’âge d’or de la littérature jeunesse au début des années 2000 (les fameuses années Harry Potter). Ensuite les choses sont allées moins bien, pour des raisons diverses – saturation du marché éditorial, choix personnel d’une écriture plus confidentielle – jusqu’à devenir intenables à cause d’une pression non plus interne, mais provoquée par des pouvoirs publics décidant, brusquement, de changer la règle du jeu à laquelle je faisais allusion.

Les impôts ? Comment imaginer un prélèvement à la source pour un écrivain dont les revenus fluctuent terriblement d’une année l’autre et qui ne sait pas déjà lui-même combien il gagnera !

Les cotisations sociales ? Elles étaient prélevées par un organisme dédié, l’Agessa, qui n’ignorait rien des situations particulières des auteurs et leur prêtait la plupart du temps une oreille compréhensive ; cet organisme va disparaître et les auteurs confiés à une caisse Urssaf comme les autres, sans compétence particulière pour gérer leurs singularités.

La retraite complémentaire obligatoire ? Forfaitaire jusque là, et laissant à chacun le choix de son palier, elle est désormais calculée sur un pourcentage non négligeable du revenu annuel brut et fauche cruellement les plus pauvres (41 % des auteurs gagnent moins que le SMIC).

À ces réformes engagées sous le quinquennat précédent et poursuivies par le gouvernement actuel avec cette brutalité feutrée et ce mépris du dialogue qui le caractérisent, s’ajoute une dimension humiliante : l’indifférence profonde des pouvoirs publics pour les écrivains, symbolisée par l’absence de contrepartie à la hausse de la CSG (nous n’avons droit ni au chômage ni aux congés maladie). Pour eux, écrivain n’est pas un métier, tout au plus un hobby, une activité secondaire.

Considérera-t-on un jour de la même manière les artisans ? Les cheminots ? Les enseignants ? Écrire est un métier ! Particulier, mais, comme le sont tous les métiers. Le rôle des pouvoirs publics devrait être d’aider ceux qui l’exercent à le faire encore mieux, non de les écraser pour les faire entrer dans le moule.

Car il y a dans la démarche générale du gouvernement actuel, au-delà d’une extraordinaire indifférence face aux souffrances qui s’expriment et d’un amateurisme consternant dans le traitement des dossiers, un je-ne-sais-quoi de glaçant, une uniformisation au pas de charge, une volonté orwellienne de réagencement du monde sous l’angle unique de la rentabilité.

Remettre en cause, par des réformes pernicieuses, les conditions mêmes de l’exercice de l’écriture, c’est finalement toucher au livre et à ce qui le rend si précieux.

« La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas » écrivait Fernando Pessoa. L’être humain veut rêver, se projeter dans d’autres peaux que la sienne, il veut partager avec ses semblables des univers méconnus ou inconnus, des émotions pleines, il veut expérimenter la beauté et la laideur, il veut ressentir, éprouver, comprendre ; il veut s’élever. La littérature est la dernière possibilité pour chacun d’être unique, de se créer un univers éminemment personnel. Elle ouvre à cette liberté d’imagination intime, en même temps qu’elle contribue à donner de l’épaisseur au monde, un début de sens à nos existences.

Je le répète, écrivain est un métier et bien davantage.

Quand je surprends les regards des enfants qui viennent me faire signer le livre auquel ils s’accrochent comme un artefact magique, quand je vois les visages émus d’adultes me remerciant pour des histoires qui ont marqué leur jeunesse, je me dis que ce que je fais n’est pas totalement inutile et que j’aurai contribué à rendre le monde, sinon meilleur, du moins plus attrayant.

Je connais des gouvernants qui ne peuvent pas en dire autant.

 

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