Les éditeurs sont de plus en plus nombreux à déclarer benoîtement qu’auteur « n’est pas un métier ». Qu’il est inutile de légiférer. Récemment, le président de la SGDL, Mathieu Simonet, encourageait les auteurs à devenir médiateurs culturels plutôt que de vouloir être payés pour leurs œuvres. Les éditeurs sont pourtant les premiers à se placer dans le cadre de l’industrie culturelle, à en réclamer les avantages, à trouver naturel que chaque acteur du livre, de l’imprimeur au libraire, soit un professionnel… à l’exception de l’auteur. Mais d’où vient cette assurance selon laquelle eux-mêmes méritent de vivre de leur travail quand les auteurs ne le pourraient pas ?
Alors que la confiance est indispensable pour concevoir ensemble de beaux livres et les porter vers le succès, la négation du métier d’auteur sape de plus en plus la relation auteur-éditeur et biaise leurs rapports. Pire, les déclarations de quelques dirigeants répandent dans l’esprit de trop d’éditeurs salariés l’idée que les auteurs sont des denrées méprisables. « Nous prenons tous les risques ! » nous disent régulièrement des salariés qui touchent des revenus pérennes et décents, qu’ils publient des succès ou de retentissants échecs.
Il en résulte des comportements qui ne sont plus supportables, et qui nous amènent à nous poser les questions suivantes : qu’est-ce que le professionnalisme ? Est-il normal que les éditeurs remettent toujours en question celui des auteurs, mais jamais le leur ?
C’est alors que nous reviennent en mémoire quelques exemples. Tous authentiques, tous advenus dans de grandes maisons d’édition francophones…
Et éditeur, c’est un métier ?
Cet éditeur presse les auteurs, les fait travailler jour, nuit et week-end pour rendre un projet dans de très courts délais. Quand les auteurs envoient les fichiers définitifs, ils reçoivent un mail-retour automatique : l’éditeur est parti en vacances pour trois semaines et reprendra tout cela à son retour. Cela est-il professionnel ?
Cette éditrice promet tout ce qu’elle veut à une autrice qui n’a aucune difficulté à être publiée, mais qui cherche avant tout une collaboratrice solide avec qui faire de beaux livres. Cette éditrice confie le projet à une assistante incompétente qui fait un travail lamentable. Cette éditrice ne donnera plus jamais de nouvelles malgré ses engagements premiers. Cela est-il professionnel ?
Cet éditeur est ivre à toutes les soirées et tous les festivals de BD et ne perd jamais une occasion de dénigrer les auteurs absents. Cet éditeur se moque ouvertement des jeunes auteurs venus lui présenter un dossier (il les reçoit parfois un joint à la main). Cela est-il professionnel ?
Cet éditeur exige un travail documenté, précis et pointu pour un travail de commande. Les scénaristes reçoivent le livre imprimé quelques mois après. Il est truffé d’erreurs, de bulles manquantes, de fautes d’orthographe. Pire : le dessinateur a parfois mal compris et il y a plusieurs contresens. L’éditeur avait refusé de faire contrôler les fichiers aux scénaristes. Hélas, il semble qu’il ne l’ait pas fait non plus. Cela est-il professionnel ?
Cet autre éditeur envoie lui aussi un album de bandes dessinées à l’imprimerie en prétendant l’avoir contrôlé et sans avoir permis aux auteurs de voir le lettrage réalisé par ses « opérateurs » : résultat, 57 erreurs, textes manquants ou déplacés, voire répétés, queues de bulles allant vers les mauvais personnages, bulles vides… Cela est-il professionnel ?
Cette éditrice passe une commande. Elle se montre très exigeante tout en donnant des directions contradictoires. Finalement le travail est achevé. La même éditrice ne donne plus de nouvelles malgré des relances répétées. Les auteurs ne seront pas payés. Cela est-il professionnel ?
Cette éditrice demande un énorme travail de recherche à des scénaristes pour un ambitieux projet historique. Il faut rassembler toute la coûteuse documentation et rédiger un long synopsis en une semaine, pas plus. Les scénaristes y travaillent jour et nuit. Finalement, plus de nouvelles. L’éditrice relancera mollement le projet presque un an plus tard. Cela est-il professionnel ?
Cette éditrice va chercher une autrice experte sur un sujet particulier. Elle se montre enthousiaste devant les textes remis. Quand l’autrice reçoit le bon à tirer, elle saute au plafond. Dans la plus totale illégalité et avec la bénédiction de l’éditrice, la stagiaire a tout réécrit. L’autrice devra péniblement en expurger les anachronismes, légions d’adjectifs et d’adverbes lourdingues, phrases sans queue ni tête, anacoluthes qui n’étaient pas dans la version initiale. Cela est-il professionnel ?
Cet important éditeur retient parfois les droits SOFIA de ses auteurs sur leurs avances. Quand les auteurs exigent leur versement, la comptabilité leur explique, contre la loi, que cette retenue est normale. Les auteurs doivent alors faire intervenir la SOFIA pour régulariser la situation. Cela est-il professionnel ?
Cet éditeur prétend haut et fort que les auteurs sont des illettrés. Il tient son discours face à une autrice qu’il prend de haut, lui explique que ni elle ni aucun auteur ne devraient avoir le droit d’écrire puisqu’ils n’ont pour la plupart pas lu l’Odyssée. Il s’avèrera que lui-même n’a lu qu’une version abrégée pour enfants, quand l’autrice a étudié le texte en grec ancien pendant un semestre entier. Cela est-il professionnel ?
Cette autrice se marie. Elle prévient un an à l’avance qu’elle sera absente durant cinq jours pour son voyage de noces. Les fichiers sont rendus très en amont. Finalement, le département de fabrication n’a le temps de s’en occuper qu’à la date fatidique. Il exige des corrections urgentes pendant le voyage. L’autrice en sacrifie trois jours sur cinq. Le département de fabrication ne prendra la peine de reporter les corrections qu’un mois après le retour de l’autrice. Cela est-il professionnel ?
Un mépris systémique
Ces personnes au comportement plus qu’amateur ont pourtant toutes été rémunérées, grâce au travail des auteurs, comme des professionnels.
Nous allons nous arrêter là. Parmi tous les exemples que nous venons d’énumérer, ce qui ressort n’est pas uniquement l’incompétence ou le manque de sérieux de quelques salariés. Le véritable point commun de toutes ces situations, c’est un mépris des auteurs. Un mépris de ceux dont le travail permet de payer les salaires et de faire vivre toute une maison d’édition.
Ce mépris est devenu systémique.
Il est insupportable.
Il doit cesser.
Nous ne pouvons plus tolérer que se banalisent les propos selon lesquels les auteurs ne sont que des amateurs. Nous avons pour beaucoup atteint un niveau d’expertise hors du commun. Nous travaillons de cinquante à soixante-dix heures par semaine, au point que nos dos finissent brisés par de trop longues heures passées assises. Nombreux sont les dessinateurs qui doivent s’arrêter six mois, un an, pour des tendinites extrêmement graves. Nous ne prenons jamais de vraies vacances ou si peu, tout juste partons-nous travailler au vert. Si nous ne sommes pas des professionnels, alors quoi d’autre ?
Évidemment, nous ne prétendons pas qu’il n’y ait jamais aucun comportement regrettable du côté des auteurs, et nous ne voulons pas non plus stigmatiser les éditeurs dans leur ensemble. Il en existe qui travaillent merveilleusement et sont de véritables alliés, qui ont compris que c’est en respectant les auteurs qu’on obtient les plus grands succès. Ils se reconnaîtront, nous leur manifestons notre reconnaissance, notre respect et nos remerciements sincères. Avec ceux-là, nous nous sentons en confiance et donnons le meilleur de nous-mêmes. Ils sont d’ailleurs la raison pour laquelle, de notre côté, nous n’aurions jamais l’arrogance de stigmatiser leur profession dans son entièreté, en la taxant d’amateurisme.
Que ces éditeurs-là soient remerciés du respect avec lequel ils nous traitent. Toutefois, nous aimerions qu’ils soient conscients des difficultés que nous rencontrons et qu’ils ne permettent plus que de tels propos contre les auteurs se répandent dans leurs rangs. Ce n’est dans l’intérêt de personne. Nous ne sommes pas deux camps qui s’affrontent. Nous voulons être des alliés qui regardent ensemble dans la même direction.