La passion de l’auteur, ou pourquoi tout travail mérite 10 % (même si on l’aime)

Publié le 5 juin 2019

Par Naïma Murail Zimmermann

Autrice

Membre de la Ligue des auteurs professionnels et de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse

J’ai récemment rencontré un auteur dont le texte d’album venait d’être accepté chez un éditeur bien connu. Assez vite, la discussion en vient à la rémunération qu’on lui propose (les conversations entre auteurs et autrices sont souvent plus prosaïques qu’on ne l’imagine).

Il m’apprend alors qu’il va avoir 2 % de droits sur le prix de vente HT de l’album.

2 %. Prenez un album et essayez de faire le calcul de ces 2 % en centimes. Déprimant, pas vrai ?

Peu de gens s’imaginent à quel point l’auteur touche peu sur les ventes de la plupart de ses ouvrages. Lorsqu’on révèle nos pourcentages aux lecteurs (voire aux libraires), c’est souvent la stupéfaction. En réalité, les « droits d’auteur » recouvrent des réalités très diverses d’un éditeur et d’un auteur à l’autre. Au cours de ces deux dernières années, on m’a proposé des pourcentages allant de 0,5 % à 10 %. Pourquoi ? Parce que les droits perçus par l’auteur ne sont pas encadrés juridiquement. Il n’y a aucun minimum légal.

Connaître les limites… en regardant ailleurs

Face à cette situation, les auteurs se retrouvent souvent isolés et très démunis. Si on ne travaille pas avec de nombreuses maisons d’édition, il est difficile de se faire une idée du pourcentage « juste ». De savoir que certains éditeurs proposent 10 % progressifs jusqu’à 14 % et que, même si les pourcentages ont tendance à reculer, c’était là le pourcentage moyen en littérature « adulte » il y a encore quelques années. Il est aussi difficile d’avoir une sécurité financière suffisante pour bloquer des semaines, voire des mois, en négociations.

Car bien sûr, on peut négocier. C’est en général long et éprouvant. Il faut parfois 6 ou 7 mois pour obtenir 1 % de plus. 6 mois pour gagner quelques centimes par exemplaire vendu et du coup, 6 mois durant lesquels on ne touche pas l’à-valoir sur un texte dont l’écriture a déjà pris plusieurs mois… On comprend aisément qu’un certain nombre d’auteurs décident de laisser tomber. Pas envie de se battre, pas envie de réclamer et de se justifier pour gagner des miettes hypothétiques. Sans parler des fois où la négociation aboutit à la non-publication.

L’auteur dont je parlais au début de cet article ? Il a demandé à ce que son pourcentage soit augmenté. Depuis, il n’a plus de nouvelles de son éditeur.

Cette situation est ignorée par une majorité de gens en dehors du circuit de l’édition. Et lorsqu’elle ne l’est pas, elle n’émeut pas beaucoup. Pourquoi ? Parce qu’auteur n’est pas perçu comme un « vrai » métier.

Il y a quelques années, j’ai retrouvé lors d’une soirée un groupe de connaissances perdues de vue depuis le lycée. Quand j’ai dit que j’étais romancière, l’une d’elles s’est extasiée sur la chance incroyable que j’avais.

Oui, ça marche, mais…

En effet, j’ai de la chance : j’adore mon métier. Néanmoins, il ne mérite pas l’envie qu’il suscite. Demandez à n’importe quel auteur, il vous parlera du peu qu’il gagne sur la vente de la plupart de ses livres. Certains d’entre nous (moi y compris) vendent des dizaines de milliers d’ouvrages tout en demeurant dans une situation précaire. On imagine l’auteur d’un livre qui « marche » riche, mais la fortune est très loin quand chaque exemplaire ne rapporte que 20 ou 30 centimes à son auteur.

Lorsque je l’ai fait remarquer à la personne que j’avais en face de moi, elle m’a répondu : « Mais tu vis de ta passion ». C’est quelque chose que j’ai entendu très souvent depuis. C’est beau d’écrire, vous n’allez pas salir ce rêve en parlant rémunération ! Récemment, une femme qui accompagnait son enfant à l’une de mes séances de signatures m’a même dit avec beaucoup d’aplomb qu’écrivain « ce n’est pas un métier, c’est une activité. »

L’idée de l’écriture-passion détachée du monde réel est apprise très tôt. Tous les auteurs et autrices qui rencontrent des classes ont répondu des dizaines de fois (toujours formulé de la même manière, à se demander si la question ne circule pas sous le manteau, transmise d’une génération à l’autre pour maintenir le statu quo) à « écrivain, c’est un métier ou une passion ? ».

La première fois, je n’ai pas su quoi répondre. Ensuite, la question a commencé à m’agacer et j’ai fini par voir dans la distinction « métier (argent, revendications sociales, stabilité)/passion » la racine du mal qui nous hante.
Pour commencer, elle présuppose que le seul métier qui mérite salaire est celui qu’on déteste faire.

Et mon vétérinaire, alors

Non, on ne mérite pas moins de vivre correctement parce qu’on fait ce qu’on a choisi. D’ailleurs, personne ne s’attend à ce que ce soit le cas lorsqu’on sort de la sphère de la création artistique. La jeune femme qui m’a pour la première fois dit que je vivais de ma « passion » est médecin. Je l’ai connue à onze ans et elle rêvait alors déjà de faire médecine. Elle vit effectivement de sa passion. Néanmoins, je suis prête à parier que pas une fois on ne lui a dit qu’elle devrait accepter d’être moins payée ou de donner des consultations gratuites pour cette raison.

Mon vétérinaire adore les chats. Ça ne l’empêche pas d’encaisser cinquante euros pour les vacciner et ça ne dérange personne.

Et si on suit cette logique, est-ce qu’il devrait y avoir une gradation des tarifs en fonction du plaisir que nous provoque notre activité ? Est-ce qu’un vétérinaire devrait se faire payer très cher pour traiter votre vieux chat qui pue et vous donner de l’argent pour la première consultation de votre adorable chaton ?

Bien sûr, ce serait ridicule. Personne n’oserait prôner ce genre de système. Sauf, quand ça concerne des auteurs. Là, l’argument « passion » justifie tout et beaucoup d’entre nous acceptent d’être mal payés pour travailler sur un projet « intéressant ».

Pourtant, les auteurs mangent aussi. Ils payent leur loyer et ont les mêmes obligations que le reste du monde. Par-dessus tout : les auteurs travaillent.

L’affirmation « tu as une passion donc tu peux bien crever de faim sans te plaindre » est fondée en grande partie sur l’idée très fausse qu’on se fait de notre quotidien. On invente des journées à la Richard Castle à des auteurs un peu enfants qui passeraient leur temps à s’amuser avant d’écrire quelques heures sur leur ordinateur ultra-perfectionné, un cocktail à la main. Des après-midi passés dans des cafés à Montmartre à griffonner sur un petit carnet, à la limite. Éventuellement de longues marches sur la plage à la recherche de l’inspiration.

La passion contre la rémunération

Le mythe a longtemps été entretenu, comme une sorte de compensation à notre misère financière : susciter l’envie pour cacher la tristesse de nos trente centimes par exemplaire. Mais ça n’est pas ma réalité ni celle d’aucun de mes amis auteurs et autrices professionnels. J’estime passer moins de cinquante pour cent de mon temps professionnel (c’est-à-dire de mon temps en général : je ne prends ni week-ends, ni jours fériés ni vacances, j’ai beaucoup trop de travail) à courir l’inspiration et en modestes envolées lyriques. [NdA : Ecrites chez moi devant un ordinateur, hein… le café c’est trop cher, ne parlons pas d’habiter près de Montmartre.]

La vérité c’est qu’un auteur passe autant de temps que n’importe qui d’autre à faire des trucs chiants.

Mes journées consistent à faire des recherches pour mettre en place des projets ; à les vendre ; à suivre l’actualité littéraire pour anticiper les tendances et les manques ; à corriger, un pied dans lexilogos et l’autre dans des forums où on s’interroge sur les tirets et l’emploi du subjonctif ; à répondre à des mails (d’éditeurs, de libraires, de salons du livre, de lecteurs, de blogueurs, de services marketing, d’enseignants dont je vais rencontrer la classe…) ; à émettre des factures ; à relancer pour qu’on me les paye (une fois, deux fois, trois fois…) ; à expliquer le fonctionnement de l’URSSAF à des comptables perdus ; à chercher des horaires de billets de train pour aller en salons du livre ou en rencontres ; à m’ingénier à faire tout rentrer dans mes journées de 24 h (les livres à écrire pour dans six semaines, les corrections à faire pour avant-hier, les déplacements aux quatre coins de la francophonie pour aider la vente des livres…) [NdA : À noter que j’écris ce texte dans un train. Je ne suis pas rentrée chez moi depuis 15 jours, durant lesquels j’ai fait 7 destinations différentes.] ; à négocier des contrats ; à essayer de comprendre le marasme juridique et fiscal dans lequel notre belle profession est embourbée…

J’en oublie, c’est certain.

Auteur, c’est un vrai métier. Un vrai de vrai. Juré craché. Il y a les moments chouettes et les moments qui craignent comme dans toutes les professions. Les inquiétudes, les tâches rébarbatives, les délais trop courts, les moments de grâce, les rencontres fabuleuses, le bonheur d’être lu. Il n’est pas normal que nous passions autant de temps à nous battre pour qu’on nous accorde comme une faveur un pourcentage souvent très faible sur les ventes de nos ouvrages.

“J’adore mon métier. Mais parfois, il me fatigue”

Qu’il faille recommencer le combat sur chaque titre, inlassablement, pour être payé correctement. Je publie depuis onze ans. J’ai une quarantaine de romans et de BDs à mon actif. J’ai dû négocier le pourcentage de la majorité d’entre eux. J’ai parfois obtenu ce que je voulais. Souvent moins. Parfois, rien du tout (et je suis partie placer mon texte ailleurs, après avoir perdu des mois en discussions stériles).

J’adore mon métier. Mais parfois, il me fatigue. Nous avons besoin que nos rémunérations soient encadrées et qu’un minimum soit fixé. Un minimum juste que nous n’aurons pas besoin de négocier. Je pense que les relations entre auteurs et éditeurs ne s’en porteront que mieux. Nos interlocuteurs lors de ces interminables batailles financières sont rarement décisionnaires et beaucoup les détestent autant que nous.

Par ailleurs, réclamer 10 % de droits sur les ventes des livres pour le ou les auteurs n’a rien d’utopique : un certain nombre de maisons d’édition reconnues pratiquent déjà ce pourcentage et travaillent avec leurs auteurs dans une atmosphère de respect mutuel et d’appréciation.

Alors, ne serait-il pas temps de considérer l’auteur comme un véritable professionnel et de fixer une rémunération minimum légale pour son travail ?