Par l’absurde : quand Pôle Emploi rencontre un auteur

Publié le 14 août 2018

Par Pierre Théobald

Journaliste, auteur

Journaliste de longue date, mais jeune auteur qui va publier son premier livre, Pierre Théobald a fait l’amère expérience du parcours du combattant d’un auteur en devenir, avec contrat d’édition à l’appui, voulant faire reconnaître son existence aux yeux de l’administration. Une tribune relayant les méandres Kafkaïens de Pôle Emploi, et faisant le récit du triste paradoxe des auteurs en France : parfois des actifs, parfois rien du tout.

Il y a quelques jours j’ai découvert le texte de Delphine Bertholon disponible dans cette même rubrique. Je me trouvais en Bretagne, dans un appartement mis à ma disposition afin que je puisse apporter, à l’écart de l’été, la dernière main à un manuscrit ; l’espace de quelques minutes, cette lecture m’a sorti de ma solitude et fait un bien fou.

Je vous explique…

J’ai été journaliste pendant plus de vingt ans. En janvier 2018, j’ai quitté un poste de chef de service au sein du quotidien régional qui m’employait pour tenter la GAE (Grande Aventure de l’Écriture).

Je ne l’ignorais pas, du fait de cette démission j’allais devoir tirer un trait sur de potentielles allocations chômage pendant au moins quatre mois (durée de la période de carence à l’issue de laquelle je serai éligible à l’ouverture de mes droits devant Pôle Emploi, amen).

Qu’importe (roulement des pectoraux).

J’avais deux-trois économies devant moi, de quoi tenir un peu (un peu), et surtout, surtout, j’avais de quoi me motiver à fond : l’automne précédent, j’avais reçu un mail d’une éditrice qui disait apprécier les petits textes de fiction que je bricolais en ligne, nous nous étions rencontrés à Paris, autour d’un café elle m’avait encouragé à bosser, à persévérer (promis, je ferai).

Bien que l’éditrice en question ne se fut engagée sur aucune promesse, il s’agissait d’une occasion unique à saisir.

N’ayant ni enfants à charge (ce qui me contrarie) ni traites à rembourser (ce qui m’arrange), j’ai donc franchi le pas de la GAE, en commençant par démissionner (bim !).

Le paradoxe, c’est que je n’osais même pas envisager une publication. L’objectif me semblait fou et inaccessible (du calme, ne rêvons pas). En revanche, je tenais à me placer dans les meilleures conditions possible, en m’accordant le temps et la disponibilité d’esprit que requiert l’écriture. Je voulais essayer. Au moins ça : essayer (sagesse du quadragénaire qui voit le temps s’accumuler). Quant au résultat… Ma foi, le résultat serait ce qu’il serait. Au moins n’aurais-je aucun regret (sagesse, bis).

Bref, j’ai pris le risque, pour m’attribuer l’expression de Delphine Bertholon.

En janvier, je me suis retroussé les manches et craché dans les pognes.
En avril, j’ai envoyé un manuscrit à trois maisons d’édition. Deux l’ont accepté (sûr, hein ? c’est pas une blague ?), dont l’une se trouve être celle où officie l’éditrice dont j’avais fait la connaissance.

Autant dire que c’est gonflé d’une confiance sans précédent et armé d’un dossier en béton (on va voir ce qu’on va voir) que je suis retourné, début mai, aux guichets de Pôle Emploi, ainsi que me l’y autorisait la fin de la période de carence.

Aucun doute : avec un contrat en poche (dans une maison de premier ordre, de surcroît), cette histoire d’ouverture de droits, j’allais te la régler comme à la parade ! Sans compter qu’en dehors d’une parenthèse d’une quinzaine de mois au chômage il y a plusieurs années de cela, j’avais cotisé sans interruption depuis 1997 et que de toute manière, je n’avais pas l’intention de vivre éternellement aux crochets du contribuable, tant s’en faut, seulement besoin de joindre les deux bouts le temps d’un changement de cap.

Du tout cuit, je vous dis…

Las !

Début juillet, Pôle Emploi m’a notifié par mail le rejet de mon dossier. « En effet, après examen des pièces que vous avez fournies (…), l’instance paritaire n’a pas jugé vos efforts de reclassement suffisants pour vous attribuer des allocations de chômage », était-il précisé.

 

« Efforts insuffisants »…

 

J’admets : à l’écran, la formule m’est restée coincée en travers des amygdales.

Insuffisantes, les pleines journées et les nuits blanches à se cogner aux textes ? À s’inquiéter d’eux. À y revenir, encore et encore (pire que de veiller sur un nouveau-né)…

Insuffisant, le contrat signé ? (Oh, les gars ! un contrat à compte d’éditeur quoi !)
Insuffisante, la production d’efforts afin de rendre un manuscrit à peu près présentable, puis celle, en juillet, destinée à l’améliorer, le lisser, l’unifier, l’enrichir ? (Alors que la plage me tendait les bras.)
Insuffisant, de fait, le travail mené avec l’éditrice ?
Les séances de brainstorming, nos échanges de mails, nos prises de tête, mes reprises du texte… Insuffisants ?

Non mais Pôle Emploi ! Tu n’y entends donc rien ? (Je te tutoie, c’est comme ça.)

J’en étais là de mes ressassements, un peu chiffon pour tout avouer (ma sagesse est à géométrie variable). Et puis j’ai découvert le témoignage de Delphine Bertholon. J’en ai lu d’autres, qui tous faisaient part des mêmes difficultés. Alors je me suis posé. J’ai réfléchi. Et j’ai compris. J’ai compris où ils voulaient en venir, à Pôle Emploi.

C’était limpide.

Je me rêve auteur (brave garçon) ?

C’est très bien tout cela, l’activité d’auteur est sans doute fort utile pour frimer un peu dans les dîners ou favoriser, sur une méprise, l’intérêt d’une fille ou deux (hypothèse haute) en soirée ; mais après ? Auteur, il suffit d’ouvrir un peu les yeux, de regarder autour de soi, auteur, à de rares exceptions près, c’est quand même tout sauf un métier — au mieux un passe-temps, un hobby, une lubie, comme d’autres ont le macramé, le molky ou la confection d’herbiers (moins efficaces pour draguer, certes).

Alors, en me refusant mes droits, il n’est ni question d’une sanction, ni d’un plaisir sadique à me foutre dans la mouise jusqu’aux oreilles. Rien du tout ! Fausse route ! Pas le genre de Pôle Emploi. Tout au contraire même. D’une main douloureuse sur mon épaule (ça réconforte), Pôle Emploi ne cherche qu’à me tirer du guêpier dans lequel je me suis fourré, et m’en conjure, l’autre main sur le cœur (serré d’une inquiétude tremblante) : sauve-toi de là bonhomme, passe ton chemin, trouve un itinéraire bis, une alternative, une vraie situation, une qui soit reconnue, avec un statut, un vrai statut, encadré, considéré, une qui rapporte, qui paie un loyer, un Caddie de courses, le plein d’essence, deux-trois extras, vite, bonhomme, dépêche-toi. Arrête les frais. N’aggrave pas ton cas.

Plus tard tu ne pourras pas dire que tu ne savais pas.

Parce que nous, on t’aura prévenu.

En gros.

C’est drôlement sympa, Pôle Emploi, vraiment sympa ce que tu fais pour moi (gros plan sur mon regard humide de gratitude), néanmoins ce que je vois, moi, dans ta décision et dans tes justifications, c’est :

1) un raisonnement par l’absurde de ta part qui me hérisse le poil dans des proportions que tu imagines mal (et j’ai le poil dru et envahissant figure-toi, pas facile du tout à manœuvrer, alors chapeau à toi) ;

2) l’illustration ahurissante de ce paradoxe dénoncé par le mouvement #auteursencolère : l’auteur-est-un-actif-comme-les-autres-mais-pas-tout-à-fait-comme-les-autres-quand-même (un actif au rabais en somme, doté de droits à l’avenant) ;

3) un encouragement à m’entêter parce que si l’écriture est un sport de combat, manifestement en vivre – ou en survivre – l’est tout autant, et que s’il y a bien une vertu que le sport enseigne, c’est qu’on ne jette pas l’éponge sans avoir un tant soit peu combattu.

Alors je vais prendre le risque, tu vois. Avec ou sans toi. Sans toi, pour le moment. Mais il n’est pas trop tard, tu es le bienvenu ! Tu viens ?

 

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